lundi 29 juin 2009

Thérapie sans thérapeute

Un entretien réalisé par l'équipe de la revue Troisième Millénaire, paru dans leur numéro de juin 2007 consacré au thème "Psychologie et spiritualité", et publié ici avec leur aimable autorisation.

Il n'est pas rare de constater une scission entre psychologie et spiritualité, et surtout entre psychothérapeutes, psychanalystes, psychiatres et spiritualité. Il semble que le refus d'envisager la possibilité d'une nature non conditionnée soit très ancré chez les psychothérapeutes et psychiatres. Ceci vient-il du fait que les "professionnels" de la psyché n'envisagent que l'existence de la personne conditionnée ?

Et comment, dans le cadre d'une thérapie, concilier démarche thérapeutique qui s'adresse à la personne, et démarche de connaissance de soi à finalité spirituelle ?

Le monde se déploie dans le regard que vous êtes. Ce regard est la conscience elle-même, pure impersonnalité. Cela que l'on nomme le sujet, le Soi, ou la présence, est hors de toute connaissance objective, étant le sujet qui perçoit l'objet. Le regard ne peut se regarder. En lui, apparaît le regardé.

Les sciences et psychologies concernent le monde du regardé. Elles explorent l'objet, sous toutes les coutures possibles, et dans son jeu d'interrelation.

La conscience-sujet est le grand oublié. Pour la bonne raison qu'elle ne peut être vue en tant qu'objet.

Lorsqu'une expérience spirituelle pointe le bout de son nez, par exemple quand l'enfant ou l'adolescent entre dans une église ou un temple, et est touché par le ressenti qui s'éveille en lui, un début de compréhension s'installe. Une lampe s'allume, qui, en fait, ne s'éteindra jamais, mais mettra du temps à révéler sa lumière. Par erreur, la lumière qui se révèle à la conscience du sujet endormi est attribuée au monde objectif. Le lieu, la situation, la circonstance, semble être la cause apparente de la tranquillité et du silence ressentis.

Ce n'est qu'au fil d'une longue maturation que la nature du sujet commence à s'affirmer, comme étant par elle-même la grâce recherchée.

Il est donc parfaitement compréhensible que, pour le regard qui ne s'est pas encore éveillé à lui-même, n'existe que le monde objectif, qui donne alors l'impression d'être parfaitement autonome. La personnalité, le corps et le mental conditionnés sont perçus comme la véritable identité, certes mouvante, mais inaliénable pour celui qui ne croit que ce qu'il voit.

Comment pourrait-on penser à la vision elle-même, dans ce monde chatoyant qui semble si réel, et déroule inlassablement ses volutes charmeuses ?

C'est souvent à l'occasion d'épreuves douloureuses que les systèmes de croyance sont remis en cause. L'objet perd de sa validité, et l'impermanence du monde manifesté tend à affirmer son évidence.

Lorsque la roue des expériences de la vie a suffisamment broyé les mirages de l'ego, le monde manifesté, qui a perdu une partie de ses charmes, tend à être négligé. Le manque atteint un paroxysme, qui rend tout mouvement de compensation inutile. Les conditions sont alors propices pour un retournement du regard sur lui-même.

Une fois que le regard s'est révélé comme étant la lumière qui illumine le monde, ce dernier n'est plus confondu avec la lumière elle-même. Il n'en est que son reflet.

La thérapie qui s'intéresse à l'objet, donnant donc valeur au contenu mental, peut être poursuivie, dans certaines limites, mais elle est alors connue comme fragmentaire, tant qu'elle ne met pas en évidence la conscience-lumière qui éclaire le mental. Le mental doit d'abord être observé, comme le ferait un prisonnier qui examinerait les murs de sa cellule. De cette observation attentive vient la conviction que le regard est lui-même le regardé. En d'autres termes, le sentiment de séparation, qui sépare un moi-sujet d'un moi-objet, s'éteint pour laisser place à l'unicité de la conscience, qui contient à la fois le moi-sujet et le moi-objet, sans être aucun des deux.

La thérapie qui englobe l'évidence de la conscience-sujet ne nie pas le monde manifesté, dans une attitude de pseudo-détachement, qui ne serait qu'un refus déguisé. Elle considère le monde manifesté, et donc celui de la psyché, comme aussi réel que le rêve du rêveur, et peut donc l'étudier en tant que tel, comme manifestation transitoire de la lumière de la conscience.

La paix, la joie et le contentement ne sont plus attribués au monde manifesté, mais tout entier à la conscience dont il émane.

Le dialogue entre un thérapeute convaincu de la réalité du monde objectif et un thérapeute convaincu de son irréalité est, bien sûr, quelque peu difficile. C'est à celui qui connaît, par son expérience, l'évidence du non-manifesté de s'adapter à celui qui n'en a pas encore humé le parfum. Le grand contient le petit, mais le petit ne contient pas le grand. Il en est ainsi des perspectives, comme de la dernière poupée russe, qui ne peut jamais contenir la plus grande.

Il existe donc une grande différence entre les thérapies pointant vers l'analyse et celles qui invitent à l'observation sans analyse du contenu mental. Les premières tendent, comme vous l'expliquez ci-dessus, à cristalliser notre croyance au mental ("moi, j'ai des problèmes, je m'en plains, et je veux en guérir"), alors que les secondes libèrent ! Or, un grand nombre de thérapies plongent le patient dans l'analyse, selon par exemple la direction initiée par Freud et poursuivie par Lacan en France.

Ceci signifierait-il, selon vous, que ces thérapies analytiques seraient non seulement inutiles, mais peut-être nuisibles ? Dans quel cas peuvent-elles se montrer utiles ? Et dans quel cas nuisibles ?

Toutes les formes de thérapie sont une réponse à des besoins conscients ou inconscients présents dans notre esprit. Il n'est pas possible d'en éliminer certaines. Si elles se maintiennent, c'est qu'elles répondent aux besoins d'une partie de la population. Lorsque ces besoins se tarissent, ces thérapies disparaissent naturellement.

L'écoute flottante, dont parlent les psychanalystes, est un point intéressant, qui rappelle l'écoute dont il est question au cœur de l'expérience méditative. Dès lors qu'un espace d'écoute est ouvert, et c'est probablement ce que cherchent les personnes qui fréquentent ce type de thérapeutes et de thérapies, l'intuition se délie, les mécanismes latents de la personnalité se dévoilent, et une compréhension nouvelle peut se mettre en place. Il est donc essentiel que ces espaces d'écoute se maintiennent, favorisés par un thérapeute rompu à ces pratiques.

L'interprétation des phénomènes selon les préceptes freudiens, jungiens ou lacaniens, pour ne citer que les plus célèbres, reste toujours une interprétation. Elle est donc de nature mentale, et ne peut que tourner autour de l'unité, qui se cherche et ne se trouve que dans la conscience-sujet.

Le je-conscience est souvent maintenu sur un plan objectif, celui d'un sujet-moi conscient d'un objet-non moi, maintenant ainsi un sentiment sans issue de division, qui ne peut amener la paix désirée.

L'abandon du monde objectif ne se fait que lorsque son irréalité s'affirme. Le concept d'irréalité est pris ici dans son sens d'impermanence. Il n'est pas possible de parler de réalité pour ce qui n'est que temporaire. La notion de réalité se réfère à la permanence, et celle-ci est absente du monde objectif.

La démarche analytique, ce mot n'étant pas utilisé ici dans le sens restrictif de "psychanalytique", amène un certain confort, dans la mesure où le sens de culpabilité, qui est souvent concerné dans la pérennisation de la souffrance, se dilue dans un sens de responsabilité, ou plutôt de co-responsabilité, dans lequel est impliqué l'environnement dans sa totalité, incluant la génétique, et la notion de karma.

Vient cependant un temps où le mental continue à tourner en rond, cherchant à localiser le bonheur, sans pouvoir le saisir. Et ce, pour la bonne raison, que le bonheur n'appartient pas au monde objectif. La conscience est par elle-même le bonheur recherché. Toutes les expériences de joie, de transcendance, et de tranquillité, sont l'expression de sa nature. Projetée dans le monde objectif, elle donne l'impression que ce qui lui appartient est aussi présent dans les objets perçus. Mais il ne s'agit que d'une réflexion, aussi inconsistante que le reflet de la lune dans le miroir du lac.

La reconnaissance de cette inconsistance amène la réalisation que le bonheur objectif n'est que le reflet du bonheur subjectif, sujet-je, essence même de l'être, précédant toute forme d'idéation et de conceptualisation. Le mental termine ici sa course, ne pouvant cerner ce qu'il reflète, comme le miroir du lac qui ne peut renseigner sur la nature véritable de la lune, n'en connaissant que sa réflexion.

On ne peut guère parler de thérapies nuisibles, puisque la seule nuisance est la croyance en la réalité de ce qui n'est pas réel. Plutôt que de fustiger le monde tel qu'il est, il est plus vivifiant de stimuler le sens de discrimination, qui permet de ne plus chercher à étancher sa soif dans le désert aride de la projection. La lumière qui se cherche se révèle dans l'abandon de la saisie, conscience de la totale impuissance, du dénuement absolu et de la nudité de l'esprit.

Les thérapies sont diverses, comme le sont les maturités. L'ultime thérapie concerne la disparition du sentiment d'individuation, dans laquelle le je, objet de connaissance, est absorbé dans le je, sujet connaissant, qui n'est ni connaissance, ni ignorance, étant le contenant des deux.

Finalement, l'intuition est le guide qui amène chacun là où il doit être. Les rencontres obéissent à cette même intelligence, dans laquelle l'idée du choix est absente. Être choisi est sans choix. C'est ainsi que la vie est le grand contrôleur, dont le petit moi n'est qu'une pâle réflexion qui s'imagine autonome et en oublie sa non-existence.

Une des différences majeures entre certaines démarches analytiques et les démarches de connaissance de soi à finalité spirituelle se situe dans le rapport au corps. En effet, dans ces dernières, l'accent est très souvent mis sur le corps, l'attention portée au corps.

En quoi une approche de la sensibilité corporelle peut-elle aider à dénouer les noeuds émotionnels ? Est-elle réellement nécessaire ?

Il est difficile de faire l'impasse sur la dimension corporelle, car le mental et le corps oeuvrent comme une unité fonctionnelle, le second exprimant sans faille les impulsions émises par le premier. Le corps se comporte comme une parfaite réflexion du mental. Il prolonge la pensée, et lui donne un substratum matériel.

De ce fait, l'écoute du corps est précieuse pour comprendre les subtilités du fonctionnement mental, et de ce que l'on nomme ego.

Toute réaction corporelle reflète une défense sur un plan mental, mettant en œuvre un attachement à la pensée moi et à ses ramifications. Les tensions sont ressenties comme des régions opaques, peu imprégnées par le souffle et la conscience. Elles s'organisent dans des lieux dans lesquels se sont enkystées des mémoires. Le poids du passé s'exprime ainsi dans l'espace corporel, et les tensions en sont sa manifestation tangible.

Dans le sommeil profond, le corps est détendu, car l'activité mentale est suspendue. Dès l'entrée dans l'état de rêve ou de veille, les tensions réapparaissent, en même temps que se réactive le film mental, avec son lot de croyances et d'opinions, la croyance princeps concernant l'identification à la pensée moi.

L'émotion est la manière dont le mental s'exprime à travers le corps. Vous n'imaginerez pas une peur, une joie ou une colère, sans le cortège de sensations qui les accompagne. L'émotion est donc une sensation. Ses particularités la font nommer, et le concept est ainsi créé. Le mental s'attache au concept émotionnel, le prend pour une réalité, et en oublie la dimension corporelle qui s'y rattache. Si l'on met de côté le concept mental, l'écoute peut alors se porter exclusivement sur le mouvement des sensations. La peur, la joie et la colère ne sont plus alors nommées, mais ressenties dans leur manifestation sensorielle. C'est une révolution, car, dès que l'émotion manifestée est ainsi écoutée, un espace se révèle, qui libère l'émotion de son carcan, lui permettant de se déployer et se résorber dans le silence de la conscience. Lorsque vous l'avez vécu une fois, vous ne pouvez l'oublier, et savez intuitivement qu'il y a là un événement véritablement libérateur. L'émotion qui se révèle contient le passé qui l'a constituée. En lui donnant l'espace dont elle a besoin pour se déployer, c'est le passé qui est ainsi accepté, digéré, nettoyé et éliminé. L'écoute de la sensation est donc un processus actif de guérison, qui permet de panser les plaies du passé et rendre transparentes les régions denses du monde manifesté.

Ce qui est valable sur un plan individuel, l'est aussi sur un plan collectif. La peur, la joie et la colère collectives constituent une sorte de réservoir de masse, nourri par les mouvements énergétiques des individualités qui le constituent.

Bien sûr, on peut rétorquer que si l'on se réfère à des enseignements non-duels radicaux, par exemple ceux de Ramana Maharshi, la référence exclusive à la réalisation du Soi occulte la dimension corporelle et la réduit à une peau de chagrin. Mais l'abstraction nécessaire pour remonter le fil de la pensée et émerger dans la conscience qui la précède n'est pas possible pour chacun. Il convient donc de réifier l'expérience intérieure par une observation attentive du schéma et des réflexes corporels. Il serait en effet absurde de se croire établi dans une paix immuable, si le corps manifeste encore des tensions diverses ou une quelconque agitation. L'alliance du corps et du mental offre donc un merveilleux panorama, qui permet à chacun d'ajuster sa posture, de chercher à tâtons la révélation du silence dans la manifestation corporelle, et de permettre ainsi à la conscience de s'exprimer pleinement, tant à travers la pensée que l'action et la sensation.

Le silence de la présence irradie comme un soleil qui ne s'éteint jamais, utilisant des canaux multiples pour exprimer sa nature lumineuse. Le corps et le mental en sont ses instruments, qui reflètent fidèlement la beauté immanente de la simplicité de l'être. Sans confondre l'expression avec ce qui est exprimé, le reflet de la lune avec la lune, la fleur de l'amour répand ses effluves, telle une source jaillissante dont le flux abreuve la soif du chercheur de vérité. Le chercheur est lui-même ce qu'il cherche. Chercheur, cherché et recherche ne sont rien de plus que la manière dont la conscience miroite dans les mouvances de la pensée. Être précède toute pensée. Il est par lui-même l'objet et la source de la quête.



jmmantel.net

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