mardi 23 novembre 2010

Le regard



Extrait d'un texte de Jean-Marc Mantel destiné à la revue Recto-Verseau de décembre 2010, consacrée au thème "Changer sa vie"


Le regard que nous portons sur notre existence est déterminant quant à notre manière de la vivre. Nous pouvons voir qu'il est le plus souvent teinté de jugements, d'opinions, qui tendent à nous faire vivre dans la croyance que notre existence n'est pas bien telle qu'elle est, qu'elle devrait être différente, et que si elle était différente, nous serions plus heureux.

Notre notion du bonheur est ainsi dépendante des circonstances de notre existence. Que ces circonstances viennent à changer, et le bonheur nous quitte aussi.
Il s'agit là d'une croyance. Il n'est pas nécessaire de considérer cette croyance comme étant la réalité.

Nous parlons de regarder, mais savons-nous seulement regarder ?
Savons-nous savourer avec nos sens ce qui est perçu ?
Savons-nous accueillir ce qui nous entoure sans nous défendre et réagir ?
Si nous ne le savons pas, c'est que nous ne savons pas ce que signifie regarder.

Le regard lui-même n'est jamais problématique. Il est l'outil de perception, cela qui permet que la perception ait lieu. Sans regard, peut-on percevoir ?
Regarder est tout un art. C'est un art de laisser venir en nous les perceptions, sans s'enfermer dans un jugement ou dans une opinion.

Lorsque nous nous enfermons dans de telles réactions, nous ne sommes plus alors dans le regard luimême, mais absorbé dans les processus mentaux.
Voir cela, c'est déjà s'en extraire. S'en extraire, c'est habiter une qualité de regard affranchie de l'asservissement à la pensée.
Un regard affranchi de l'asservissement à la pensée
est la racine de la méditation.
Il est méditation.

* * *


Michel - Le regard-coupe, dont vous parlez, accueille le monde et amène au vécu sans filtre - et au repos intime -. Mais
il y a aussi un regard-flèche, qui intensifie le moi et la prise égotique sur le monde, et amène à l'engloutissement dans le
superficiel. Un bon exemple de cette dernière posture est l'appareil photo. Rares sont ceux ou celles qui rejoignent une
certaine absence dans l'acte de "prise" de vue. Le plus souvent, il s'agit d'une forme de conquête : on asservit le monde
en le "shootant"... Le regard est une porte à double courant : vers le vécu, ou vers l'inflation du moi.


Jean-Marc - C'est Ramana Maharshi qui disait : "le regard tourné vers l'extérieur voit le moi, tourné vers l'intérieur, voit le
Soi". Un regard qui accueille ne génère pas de conflit intérieur. Il est l'expression de l'amour. Un regard concentré est
nourri par la peur et l'intention. Il est tendu vers un but, et nous éloigne de nous-même. Il y a, bien sûr, la place pour un
regard fonctionnellement concentré, pour accomplir, par exemple, une tâche de précision. Mais il ne se maintient pas,
une fois la tâche accomplie, et disparaît sans laisser de trace. Ce n'est pas le cas pour le regard défensif, interprétatif,
qui crée et maintient le conflit. Le moi est contraction. Le Soi est ouverture. Le regard partant du moi est ainsi contracté,
celui partant du Soi est parfaitement dilaté.

Christophe - Pourriez-vous développer l'idée de "notion" (cf. "Notre notion du bonheur..."), qui ne peut-être que relative
et non en prise directe avec la réalité du bonheur ?


L'idée du bonheur n'en est que sa représentation mentale. Le bonheur lui-même échappe à toute idéation. Il est la
source de toute joie. C'est à lui que vous vous référez lorsque vous dites : "je suis heureux".

Christophe - Au lieu de dire que "si les circonstances changent le bonheur nous quitte", ne serait-il pas préférable de dire
que notre rapport au bonheur change avec les circonstances ? Et que si ces dernières sont défavorables, il peut alors
s'ensuivre une disparition du bonheur, du moins de l'idée qu'on s'en fait.
Mais le bonheur dans son absolue réalité est toujours là.


Oui, le bonheur est cet arrière-plan paisible et silencieux, dans lequel émerge le manifesté. Il n'appartient pas au
manifesté. Il n'est pas non plus un état qui, par définition, est transitoire. C'est par ignorance qu'on rattache le bonheur
avec des circonstances "heureuses". Heureuses pour qui ? Pour le moi, bien sûr. Mais un état "heureux" n'est pas le
bonheur lui-même, bien qu'il le prolonge.

Christophe - Pourriez-vous développer l'idée de "nécessité" (cf. "Il n'est pas nécessaire de considérer cette croyance
comme étant la réalité) ? Ne faut-il pas déjà voir cela comme une croyance, avant d'en devenir libre et de considérer
alors qu'il est inutile de croire à cela ? Car il me semble que beaucoup d'entre nous prennent encore les vessies pour
des lanternes...


En effet, la croyance doit tout d'abord être vue, avant qu'elle puisse vous quitter. Croire se réfère à un quelqu'un qui croit
et à un objet de croyance. Cette division entre le sujet pensant et l'objet pensé n'est qu'une production mentale. Elle n'existe pas dans l'unité d'arrière-plan.

Philippe - Quelles pratiques complémentaires pouvez-vous conseiller, en plus de la reconnaissance et l'arrêt des
projections ?


L'arrêt des projections ne peut faire l'objet d'une pratique. Les projections se terminent lorsque vous voyez clairement
leur inanité. Lorsque la projection s'efface, ne reste que votre regard, qui, lui, ne peut s'effacer, étant l'arrière-plan de
toute perception. Habiter ce regard n'est pas le fruit d'un effort. C'est une collusion entre vous, personnage virtuel, et lui,
permanence de conscience, dans laquelle le "vous" et "lui" êtes un.

Philippe - En effet, en ce qui concerne mon cheminement pratique, j'ai souvent buté sur un vide à l'intérieur, de sorte que
lorsque les identifications n'étaient plus nourries, je tombais sur un espace en moi aussi sec que de la pierre...


Le constat de l'absence d'objet de perception se fait à partir de votre présence. Vous n'êtes donc pas cet "espace vide",
mais en êtes le connaisseur. En le négligeant, vous êtes ramené à votre nature première, qui précède toute perception.

Philippe - Ainsi, il me semble que des pratiques légères de pranayama me permettent d'accompagner le retrait des
projections en favorisant la naissance de la joie extatique.


L'attention au souffle amène la négligence des pensées. La négligence du souffle ramène l'attention à elle-même.

Philippe - Par ailleurs, à un certain moment, n'est-ce pas la Grâce qui nous saisit au moment où l'on s'y attend le
moins ?


Oui, tout à fait. La grâce est comme un "cadeau du Ciel", qui ne peut être le fruit du vouloir.

René - Il semble difficile, dans un premier temps, de rester dans ce regard. En effet, par la force de l'habitude, nous
avons le réflexe de fuir, de compenser le malaise qui peut survenir quand, en compagnie de cette intimité avec nousmême,
remontent des peurs profondes, enfouies. C'est ce qui nous pousse à nous "occuper", à trouver une nouvelle
activité qui masquera ce simple fait de rester en compagnie de ce regard. Avant le monde autour de nous, ce qui se
présente en premier à ce regard, est notre monde intérieur. Finalement, mise à part la souffrance existentielle, qu'est-ce
qui fait que ce regard finit par nous solliciter, après avoir tenté maintes thérapies, analyses en tout genre ? Est-ce aussi
une des manifestations de cette vérité qui se cherche ?


Absolument. Le regard est la conscience. La conscience est vérité.

Catherine - Tout est question de manière dans notre vie, et de la manière dont nous regardons dépendra notre manière
d'appréhender le monde.


En effet.

Catherine - La réalité, comme la construction de son mot l'indique, est une (chose= une res)-istance, c'est parce qu'il y a
quelque chose de différent du tout qui nous origine que la conscience peut se poser, car la conscience n'est rien d'autre
que l'image de cette chose, une forme fascinée d'énergie.


La conscience, considérée ici dans son sens ultime, est le contenant. L'image est le contenu. Le contenu ne peut être
contenant.

Catherine – Le regard sélectionne en fonction de son codage originel, de son empreinte des premiers temps. Il n'est pas
neutre. Il est des regards qui voient la surface et d'autres la profondeur. C'est une question de maturité. Quand le fruit
est mûr, le sucre gagne le noyau !


Le regard est toujours identique à lui-même. Étant le connaisseur des transformations, il est en dehors de toute
transformation. La totalité du perçu est en lui. Mais il ne peut être objet pour lui-même. Il ne peut se regarder, sinon cela
voudrait dire qu'il est deux.

Laurent - Selon vous, le véritable "Regard" est-il un "outil de perception" qui n'est plus asservi à la pensée, aux vastes
tribulations du mental ? Il est propre à la méditation, et même il EST méditation.


Le regard est cela qui voit. Il est la conscience elle-même. C'est elle qui est l'oeil.

Laurent - L'assimilez-vous à l' "Observation" que nous pouvons porter sur notre "corps-mental", qui nous permet d'avoir
du recul sur ce dernier, nous guidant vers la Libération de l' "Être" ?


Oui, le regard est observation. C'est en lui que se dévoile le corps-mental.

Bettina - Je regarde toujours tout énervée, car, en fait, ce que je veux, c'est l'union avec ce qui n'est pas. Alors, je suis
ennuyée. Je voudrais tellement être "in love"...


Dans sa nature, le regard est libre de tout jugement. Lorsque vous voyez que l'objet de votre désir n'est rien d'autre qu'une projection mentale, la projection s'efface et le désir s'éteint. Mais vous, être, vision, ne vous éteignez pas. Vous
êtes toujours identique à vous-même, immuable et inchangée. Vous êtes l'amour que vous cherchez.

Jean-Claude - En parallèle et en écho à votre texte, voici quelques paroles d'Eric Baret ("Personne n'écoute", IIIème
Millénaire, n° 29) : "L'écoute est la seule chose que l'on ne peut pas faire. Quand on pense écouter, il n'y a pas écoute
mais pensée : nous nous prenons pour l'acteur. L'écoute est l'arrêt de la prétention de se prendre pour une entité
autonome. Quand on ne prétend plus, reste l'écoute." Je dirai, à ce niveau-là, une certaine qualité de regard rejoint une qualité d'écoute et nous renvoie à l'Art de la Présence ou l'Art d'Être Vivant.


Certainement. La présence est la vie.

Eliane - "Sans regard peut-on perce-voir ?" Je suppose que "regard" est à comprendre au sens très large : il y a bien
des perceptions non-visuelles...


Oui, les perceptions non-visuelles font partie du perçu, qui dépasse la vision physique, englobant le manifesté dans sa
totalité.

Denise - De quel regard s'agit-il ? Il y a toujours le ' devant de la scène ' et les coulisses.

Il s'agit ici du regard des coulisses, celui qui ne peut être regardé.

Denise - C'est la perception qui sans cesse parle, contacte, décrypte, élague, ouvre, accepte malgré les situations
cocasses qui cherchent à manipuler, emparer, posséder, soumettre…


La perception est, par nature, impersonnelle. C'est le mental pensant qui l'interprète.

Denise - Que faire lorsque la situation est fermée, sclérosée, noirâtre malgré l'acceptation et le ressenti de la souffrance
qui est là, vécue au plus profond par l'Autre, malgré que nous sachions que la souffrance est psychologique et que cela
se vit en continu parce que la compréhension n'a pas de place ?


Voir que moi et l'autre sommes deux fantasmes contenus tous deux dans le silence d'un même regard.

Denise - Devons-nous sans cesse ne jamais quitter notre regard dans l'art des perceptions pour l'offrir à l'Autre, à la Vie, à l'Amour ; le temps, la patience, la dignité, la tolérance... par la Grâce, contacteront la Source profonde,
indépendamment du regard extérieur ?


Il n'y a qu'un seul regard. C'est lui qui est le sédiment qui unit les pseudo-individualités. C'est en lui que gît l'amour qui se
cherche.

Denise - Pourrais-je conclure que c'est la Vie qui nous gère et non nous qui gérons la Vie ?

La vie est en effet l'unique acteur. Les "moi(s)" multiples ne sont qu'elle, prenant divers visages pour mieux exprimer ses
infinies possibilités.

Denise - Je comprends que le texte est écrit entre la Source et l'ego, il me semble important de parler aussi de la relation.

La relation n'est qu'une fiction. L'un ne peut entrer en relation avec lui-même.

John – Ce texte me rappelle certains textes de Krishnamurti ou de Jean Klein. La clarté et la grande simplicité occulte
parfois le contenu ou le réduit à un essentiel qui ressemble à de l'abstrait. En fait, du côté des perceptions, on travaille
tous dans l'éphémère. Mais j'ai l'impression qu'en approchant une perception non-duelle, on rencontre d'abord nos propres limites.


Oui, les limites sont perçues à partir du non-limité. Seul le non-limité peut reconnaître ce qu'il n'est pas.

John – Tout comme dans le fameux "paradoxe d'Achille et de la Tortue", employé en mathématiques pour exemplifier les
séries infinies ayant une condition limitative au départ : pour chaque pas que fait la Tortue - qui a une bonne longueur
d'avance, Achille peut parcourir seulement la moitié de la distance qui les sépare et ceci reïtéré à l'infini rend son effort
impossible.


C'est pour cela que tout effort pour réaliser ce que nous sommes ne fait que nous en éloigner.

John – D'habitude, on donne le nom générique d''ego' à tout un ensemble de limitations. Mais il pourrait s'agir plutôt des
habitudes résiduelles provenant de notre relation avec le monde matériel. Comment utiliser, comment optimiser ou
intégrer ce qu'on a perçu avec ce qu'on savait déjà ?


La conscience est la source de toute connaissance. Le connu est le perçu. Le connaissant est le perçevant. La
connaissance est ce qui relie les deux. La connaissance ne peut se connaître elle-même en tant qu'objet. Sinon, elle
serait encore divisée entre une connaissance restreinte et une connaissance plus vaste qui la contient.

Sophie - La lecture de ce texte soulève un questionnement, ou plus exactement une insatisfaction. Toute une partie de
cette vie s'est déroulée avec cet asservissement du regard à la pensée, sans le savoir. Puis, la Vue, enfin, de cet
asservissement, et alors, en effet, une extraction. Aujourd'hui, je vis cette extraction, regarde, savoure, accueille,
l'asservissement est dissous, quelques instants. Hélas, il revient aussitôt, et parfois, tout en le voyant, je (mon égo ?) ne
le lâche pas et peux même m'y accrocher comme le noyé à son sauveteur.


Le regard qui perçoit l'asservissement est en dehors de lui. Vous ne pouvez pas voir la prison si vous êtes dedans.

Sophie - Le regard définitivement affranchi est-il celui du Sage, de l'Être réalisé ?

Il n'y a qu'un regard. C'est le vôtre. C'est lui qui perçoit la totalité du manifesté, incluant la valse des points de vue.

Sophie - Comment passer de la compréhension mentale à la pratique totale ?

En acceptant la possibilité que vous êtes ce que vous cherchez, et en laissant cette compréhension infuser en vous,
jusqu'à ce que vous et elle ne soyez plus séparés.

Sophie - Y aurait-il une vigilance à exercer, ou une purification du Coeur à pratiquer ?

Toute pratique vous maintient dans l'idée d'un but à atteindre. La flèche peut-elle s'atteindre elle-même ? Étant vous même
le but, vous ne pouvez rien faire pour être. Être est ainsi une auto-révélation : je suis !

Sophie - Existe-t-il une progression, ou un point de bascule au-delà duquel l'affranchissement est acquis et définitif ?


Vous pouvez progresser dans la reconnaissance de ce que vous n'êtes pas. Mais pour la connaissance de ce que vous
êtes, il n'y a pas de progression. Être est une absolue identité, non divisée, non séparable, ne pouvant pas être objet de connaissance, étant la source de toute connaissance.

Sophie - Existe-t-il différents chemins, différentes voies ?


Les chemins et les voies ne peuvent vous amener qu'au seuil de vous-même. Ils ne peuvent pas vous faire réaliser ce que vous êtes. Votre êtreté vous cherche. Laissez-vous saisir. Donnez-vous complètement à ce sentiment d'être qui vient à vous lorsque votre mental est paisible. C'est la plénitude du silence qui vous sollicite ainsi.

Valérie - Voilà ce que votre texte m'a inspiré. Voir la méditation comme un instrument, savourer la paix, le plaisir d'être
en soi, le regard se déplace, le conflit s'efface. Puis je suis émue. Je me souviens des personnes qui m'ont aidée. La vie
nous rappelle que d'autres n'ont pas choisi leur lieu de naissance... L'incarnation se dévoile en nous. Le Tout nous
amène en soi, à cet amour qui nous unit, à ce désir de partager. Aspirer à voir est légitime, c'est un point de départ.


Merci pour vos paroles.

Marie - Est-il possible de changer "sa vie" ou bien ce que j'appelle "ma vie" n'est-il qu'un bout de film projeté sur l'écran de la conscience, et dont le script est écrit comme l'affirme Nisargadatta. Citation : "Mon enseignement est : ce qui est
sur le film, quoi que ce soit, sera. Que vous fassiez des efforts ou non. Tout cela est enregistré dans le film bien avant ces possibles efforts. N'ayez donc aucune prétention d'avoir accompli quoi que ce soit parce que toutes les choses se
font et arrivent d'elles -mêmes." Nisargadatta - extrait de "Sois! " - (2e part chap 4)

La question du choix disparaît dans l'absence de celui qui choisit. Pour le reste, le monde se prend en charge par lui même.

Marie - Est-ce que la volonté d'un "moi" qui n'existe pas peut influencer de quelque manière le déroulement des événements ?

La volonté est une fixation sur un but. Lorsque vous réalisez que vous êtes vous-même le but que vous cherchez, la volonté s'efface pour laisser place à la tranquillité.

Marie - Les pensées positives ou négatives ont-elles un quelconque effet sur le manifesté ?

L'intérieur et l'extérieur sont un. Tout ce qui affecte l'un affecte l'autre. La qualité des pensées a donc un impact sur le manifesté.

Marie – Puis-je changer mon regard sur la vie, de façon volontaire ?

Un changement de perspective s'impose à vous lorsque vous comprenez que l'origine de la souffrance ne réside pas dans les circonstances, mais dans votre incapacité à les accueillir.

Marie - Être observateur du spectacle va-t-il "améliorer" le spectacle ?

Le spectacle et l'observateur du spectacle ne sont pas séparés, tout comme le miroir et les reflets qui sont en lui. L'observation amène la distanciation. Celle-ci n'est pas le fruit du refus, mais de la perspective d'une conscience globale
qui contient le manifesté dans sa totalité. La conscience est le regard. Elle est l'unique observateur.

Marie - Regarder la vie en "mode méditatif" a-t-il un impact sur le manifesté ou est-ce seulement une façon d'accepter ce qui est ?

Lorsque le manifesté est contemplé à partir d'un regard impersonnel, la réactivité en vous disparaît. Les notions de refus et d'acceptation vous quittent aussi. Ne reste que l'unité dans la présence.

Marie - Comment ne pas tomber dans le déni, le refoulement ou la résignation ?

Écoutez votre corps. Lorsque vous êtes dans le refus, il l'exprime sous forme de tensions. Lorsque vous êtes dans la parfaite acceptation, il respire et se détend.

Stéphanie - Le regard est une forme de longue vue sur notre propre existence... Le regard est-il alors comme un cadre ?


Disons plutôt le contenant.

Stéphanie - Ce que nous disons avec des mots est-il un cadre ?

Les mots sont des pensées mises en forme. Ils prolongent le mental et sont son outil d'expression. Lorsque les paroles jaillissent du silence, elles ont le pouvoir de ramener au silence. Lorsqu'elles jaillissent de l'agitation, elles stimulent l'agitation.

Stéphanie - A part le silence, que reste-il ?

Le silence est la toute plénitude. Il contient le monde sans en être dépendant. Le monde tout entier est son expression. Pour le silence, tout est lui.

Stéphanie - Les sans-foi ni-loi sont ceux qui restent dans ce cadre précisément, les mystiques sont ceux qui sont aussi dans ce cadre, ce regard sur le monde... Est-ce si difficile d'accepter qu'il n'y ait pas de cadre, pas de regard,
finalement ? Ou avons-nous un devoir existentiel (au-delà de notre propre volonté) de "porter regard", de le définir, de rester dans "l'oeil du chercheur"... du tout n'a pas été dit, ou fait ?


La vision est toujours présente, pour la bonne raison que c'est celle de la conscience elle-même. La conscience est vision. Vous ne pouvez retirer ce qui fait la substance-même de votre existence. Les projections, par contre, peuvent
quitter votre esprit, mais non le support qui les soutient.

Stéphanie - Le regard qui perçoit est-il limité ?

Le regard est celui de l'illimité. C'est par sa nature illimitée qu'il perçoit le limité. L'interprétation de ce qui est vu appartient, elle, au mental, à la mémoire. Elle est limitée par nature.

Stéphanie - Est-ce seulement nos processus mentaux qui nous enferment dans une idée de cadre, ou y a t-il une réalité karmique inscrite dans notre regard ?

Le regard est impersonnel, libre de tout karma. L'interprétation est, elle, de nature mentale. Elle obéit donc à la loi du karma, qui transforme toute cause en effet, et tout effet en cause.

Zipporah - Votre texte apaise l'esprit en invitant à accepter ce qui est. Mais pour cela, n'avons-nous pas besoin tout d'abord de voir ce qui est, et l'amour qui gît derrière tout cela ?

Voir ce qui est veut en effet dire voir sans interpréter, sans juger. C'est cette qualité de vision qui vous cherche et qui contient la paix désirée. La nature du regard est amour, un amour total, libre de choix et de préférences.

Zipporah - Comment cultiver la présence et la paix tout en étant activement engagé, aspirant à l'équilibre et à incarner cette qualité d'être ?

Vous êtes vous-même la présence et la paix que vous cherchez. Aucun combat ne peut vous amener à ce qui est déjà là. Le voir, c'est permettre au combat de vous quitter. Sans lutte et sans combat, vous êtes dans votre immédiate
présence. Négligez ce que vous n'êtes pas. C'est ainsi que l'être se révèle à lui-même.

Zipporah - Ne sommes-nous pas faits pour nous améliorer à travers l'activité et l'effort, tout en notant que nous ne faisons jamais mieux que lorsque nous sommes calmes et sereins ?

C'est en effet votre qualité de présence qui donne à l'action tout son sens et sa dimension. Sans cela, l'action n'est que mécanicité, automatisme.

Richard - Merci pour ce texte magnifique qui est en soi une méditation. Le regard qui se regarde lui-même sans regarder un objet en particulier, mais en englobant la totalité de l'Être dans l'acceptation totale de ce qui est, dans un éternel
présent ?


Tous ces mots, finalement, pointent vers une seule et même réalité. Cette dernière échappe à toute dénomination, bien que ces dénominations pointent vers elle comme des flèches dirigées vers une cible.

Pascale – Lorsqu'on dit "changer le regard porté sur sa vie", peut-on parler ou penser à la confiance en soi ?

Oui, la confiance en soi est une forme d'acceptation, qui permet de faire face au mouvement incessant des circonstances et situations avec la ferme conviction que l'instant lui-même est toujours juste tel qu'il est.

Pascale - Si nous voulons changer le regard porté sur notre vie, c'est que nous avons une meilleure perception de nousmême.

Disons que nous commençons à regarder le moi à partir d'un point de vue libre de tout jugement.

Pascale - Mais le regard que nous percevons des autres qu'en est-il ?

La manière dont les autres vous regardent leur appartient. Ce que cela éveille en vous, vous appartient. Négligez donc le regard des autres pour rester avec ce qu'il éveille en vous. Vous verrez alors que c'est votre propre jugement que
vous fuyez, et non celui des autres.

Pascale - Vous parlez de pensée et de méditation. Mais comment savoir si nous sommes sur le bon chemin, même si nous avons un but, une volonté, et que nous mettons à l'écart les opinions, les jugements ?

Il n'y a pas de bon chemin. Chaque instant est parfait tel qu'il est. Le chemin le plus court est celui qui vous amène à ce que vous êtes déjà. Il ne vient pas d'une projection mentale, mais du silence qui précède toute projection. Il vous ramène
ainsi à la plénitude silecieuse que vous êtes.

Oonagh – Une projection marche-t-elle obligatoirement dans les deux sens entre deux personnes, ou bien une personne peut-elle projeter sur vous sans que l'on puisse consciemment empêcher cette projection ?

Les projections mentales font partie du fonctionnement ordinaire. Tout être établi dans une telle perspective voit le monde à travers le filtre de son mental, de sa mémoire. Il ne vous voit donc pas, mais ne voit de vous que la
représentation mentale construite dans son propre esprit. Les projections mentales d'autrui peuvent éveiller vos propres projections. C'est alors à vos propres projections que vous êtes asservie, et non aux projections d'autrui.

Oonagh - Avons-nous une action sur ces projections, si ce n'est l'indifférence ?


Voyez l'impact que ces projections ont sur vous. Si elles éveillent de la souffrance ou de l'émotion, restez pleinement présente à cette manifestation qui s'éveille. Ne tombez pas dans le piège de rendre responsable l'autre de ce qui vous
appartient. Ce sont vos propres mémoires qui sont alors réactivées. Elles ne pourront vous quitter que lorsque vous les aurez complètement acceptées.

M. - Ce texte est pour moi le rappel que nous ne sommes pas ce que nous croyons être. C'est une bouffée d'air pur que je reçois. Les concepts qui nous sont transmis dans une formation d'art-thérapie que je suis actuellement, me le font
oublier. Ce qui nous est enseigné me donne l'impression qu'il faut être dans un processus mental constant d'analyse, d'observation analytique, s'appuyant sur des concepts de psychopathologies, d'être toujours dans un discours verbal ou
mental, etc. Ne rien avoir à dire me semble ne pas être bien vu. Pour certains formateurs, c'est une marque de mal-être ou de malaise. L'observation qu'il nous est demandé d'avoir me donne l'impression qu'elle doit être accompagnée de
tout un arsenal analytique. Comment puis-je expliquer la différence entre observation et regard ? Et y en a-t-il une ?


Il y a différentes manières d'observer. L'observation dans le sens courant est un regard porté sur les choses, chargé d'interprétations. Le tableau, par exemple, est analysé, décortiqué. Il n'est pas vraiment regardé. Le regard dont nous
parlons ici est un analogue de l'écoute. C'est comme si vous écoutiez avec vos yeux. Les perceptions sont accueillies dans un espace vacant, tranquille et silencieux. C'est de cette seule qualité d'observation que vient la compréhension.
Dans le langage que nous utilisons ici, le regard est observation. C'est l'unique silence qui perçoit la multiplicité du monde.

Annie - Comment réaliser qu'on est soi-même le but que l'on cherche ?

Observez avec attention la nature de votre désir. Voyez qu'il vous mène vers le non-désir, vers une plénitude silencieuse qui se dévoile après la satisfaction d'un désir. Il n'y a pas de désir plus cher que le désir d'être. C'est lui l'ultime désir.

Annie – Le "script" de l'existence est-il déjà écrit ou bien s'écrit-il d'instant en instant ?


Qui pose la question ? Est-ce la conscience, connaisseur du monde, ou bien un moi en quête de réassurance ? La conscience est sans question, étant la source de toute question. Quelle que soit la réponse apportée à une question, le
moi ne sera jamais satisfait, car il est l'expression-même de l'insatisfaction. Qui parle d'insatisfaction connaît la satisfaction. L'insatisfaction pointe ainsi vers la satisfaction ultime, qui est d'être ce que je suis. Dans cette unité avec ce
que je suis, la question d'un destin et d'une destinée ne se pose pas. La conscience transcende toute forme d'évolution. L'évolution concerne ce qui est né. La conscience est le non-né.

* * *

Merci à vous tous et toutes pour la richesse de votre contribution.

* * *

texte de Jean-Marc Mantel destiné à la revue Recto-Verseau de décembre 2010, consacrée au thème "Changer sa vie"


http://jmmantel.net/textes/


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